Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Omnia vanitas

Platon, La république, X

29 Mai 2018 , Rédigé par Tristan de Lupalbus Publié dans #Art, #Technique

"-Pense maintenant à ce que je vais dire. Quel est le but de la peinture ? Est-ce de représenter ce qui est, tel qu'il est, ou ce qui paraît tel qu'il paraît ? Est-elle imitation de l'apparence ou de la réalité ? 

-De l'apparence.

-L'art d'imiter est donc bien éloigné du vrai ; et ce qui fait qu'il exécute tant de choses, c'est qu'il ne prend qu'une petite partie de chacune ; encore ce qu'il en prend n'est-il qu'un fantôme. le peinte nous représentera un cordonnier, un charpentier ou tout autre artisan sans avoir aucune connaissance de leur métier ; mais cela ne l'empêchera pas, s'il est bon peintre, de faire illusion aux enfants et aux ignorants, en leur montrant de loin un charpentier qu'il aura peint, de sorte qu'ils prendront l'imitation pour la vérité. 

-Assurément.

-Ainsi, mon cher ami, devons-nous l'entendre de tous ceux qui font comme ce peintre ; et lorsque quelqu'un viendra nous dire qu'il a trouvé un homme instruit de tous les métiers et réunissant en lui seul dans un degré éminent toutes les connaissances partagées entre les autres hommes, il faut lui répondre qu'il n'est qu'une dupe qui s'est laissé éblouir apparemment par quelque magicien, par un imitateur qu'il a pris pour le plus habile des hommes, faute de pouvoir distinguer lui-même la science de l'ignorance, la réalité de l'imitation. 

-Cela est très vrai

-Nous avons donc à considérer maintenant la tragédie et Homère qui en est le père. Comme nous entendons dire sans cesse à certaines personnes que les poètes tragiques sont très versés dans les arts, dans toutes les choses humaines qui se rapportent au vice et à la vertu, et même dans tout ce qui concerne les dieux ; qu'il est nécessaire à un poète d'avoir les connaissances relatives au sujet qu'il traite, s'il veut les traiter avec succès ; qu'autrement il lui est impossible de réussir : c'est à nous de voir si ces personnes ne se sont pas laissées tromper par cette espèce d'imitateur ; si elles n'ont pas oublié de remarquer, en voyant leurs productions, qu'elles sont éloignées de trois degrés de la réalité, et que sans connaître la vérité, il est aisé de réussir dans ces sortes d'ouvrages, véritables fantômes, où il n'y a rien de réel ; ou si peut-être ces personnes ont raison dans leurs discours, et si en effet les bons poètes entendent les matières sur lesquelles le commun des hommes trouve qu'ils ont bien écrit.

-C'est ce qu'il faut examiner avec soin.

-Crois-tu que si quelqu'un était également capable de faire la représentation d'une chose ou la chose même représentée, il choisît de consacrer ses talents à ne faire que des images vaines et qu'il en fît l'affaire de sa vie, comme s'il ne voyait rien de mieux ? 

-Je ne le crois pas."

 

Ce texte, grâce aux références à la peinture et à la tragédie d'Homère, nous apprend qu'il parle des arts en général et non de certains arts en particulier. Le problème qu'il s'agit de traiter est l'imitation, cela concerne autant les beaux-arts que l'artisanat, aucune scission n'est fait par Platon à ce sujet. Dans ce texte, Platon nous donne des motifs pour condamner le mimétique, lequel porte la marque d'une déperdition ontologique et un risque de tromperie. 

Nous pourrions comparer cette condamnation de la poésie et de la peinture à ce que Platon écrit dans les livres II et III de la république : le rejet de la poésie y est préconisé pour des raisons morales et politiques, elle serait coupable de la mollesse des guerrier avec ses harmonies plaintives et élégiaques. La cité bonne, qui doit se défendre, exclut donc les poètes pour cette raison. Dans le livre II, Socrate affirme que certains mythes sont dangereux (beaucoup ne disposent pas à la vertu, Héra enchaînée par son fils, la vengeance de Gaïa...) et qu'il faut en préserver la jeunesse "car un jeune n'est pas en mesure de discerner une intention allégorique". Il n'est pas inutile, dès lors, de se demander pourquoi Platon réitère la condamnation des poètes ? Quels nouveaux motifs introduit-il ? Qu'y a-t-il dans ce passage que les livres II et III ignorent ? Pour y répondre, il faudra se plonger dans une analyse plus précise des arguments qui sont avancés ici. 

Remarque : Une bonne explication de texte doit faire alterner l'unité du texte (sa finalité, le message transmis par l'auteur, la démonstration globale la nature du texte : ici, une condamnation de l'imitation) et l'articulation de ses différents mouvements, la manière dont chaque passage contribue à la démonstration. Il faut montrer les tensions qui travaillent le texte et comment l'auteur s'attache à les résoudre.

Les mouvements du texte sont ici clairement distinguables : comment fonctionne l'imitation ? Un imitateur peut-il tout faire ? Le cas de l'imitation appliqué à la tragédie.

  1. Le statut ontologique de l'imitation

Le texte s'ouvre en posant une alternative sur la mimésis : son objet est-il de représenter l'être ou le paraître des choses ? Le fondement métaphysique de ce texte repose sur la distinction de ces deux ordres, celui de l'être et celui du phénomène (ou, si l'on préfère, de l'apparence). L'être est de l'ordre du caché, de l'invisible et le phénomène qui en est la manifestation concrète, qui est donc de l'ordre du visible, son apparition tout autant qu'il est une apparence.

Le texte opère immédiatement un glissement de sens, on passe de la stricte définition de l'imitation à une alternative entre le fantasme et l'être devenu synonyme (ce qui, dans le rapport d'antinomie qui se constitue ici, fait du fantasme un mensonge). On comprend aussitôt que ce qui se donne à la vision n'est pas ce qui donne accès au vrai, la réalité n'est pas le phénomène. Platon ne nous dit pas que le phénomène n'est rien, un non-être, mais qu'il est éloigné du vrai (ce n'est même pas être faux, nous pouvons avoir des soupçons éloignés de la vérité, mais qui ont une part de vérité, par exemple...).

La mimesis de l'artiste a ceci de particulier qu'elle est une imitation de phénomène, une imitation d'apparence, s'éloignant ainsi du vrai compris comme l'être de la chose. Eloigné de trois degrés de la réalité, cela signifie être en troisième position par rapport à ce qui est, le produit de l'imitateur se tient au troisième rang par rapport à ce qui existe. Ce passage succède à l'exemple, bien connu du lit où Platon montre qu'il y a, d'abord un lit selon ma pensée, puis le lit du menuisier (imitation du premier) pour finir avec le lit du peintre (qui ne fait qu'imiter une imitation. Ce passage décrit un processus, tous les lits se rapportent à l'idée de lit, l'ouvrier qui les fabrique fixe les yeux sur l'idée pour faire d'après elle les lits, tandis que les peintres regardent les lits pour en faire des imitations dans leurs oeuvres. Il y a deux imitations à partir du lit essentiel : celle réalisée par l'ouvrier qui regarde le lit idéal et celle du peintre qui regarde les lits créés artisanalement pour en faire des simulacres. L'artisan est un véritable poietes, créateur. En revanche, le peintre n'est investi d'aucun pouvoir démiurgique, il ne fait pas d'oeuvre puisqu'il se borne à imiter ce qui existe déjà, faire du visible à partir du visible. L'artiste n'a qu'accès à l'apparence des choses.

Donc, l'art d'imiter est éloigné du vrai. 

       2. La pseudo-compétence de l'imitateur

Que fait exactement l'imitateur ? Il ne touche qu'à une partie apparente de la chose, une "idole", un "fantôme". Pour comprendre le terme d'idole, il faut le rapprocher de l'allégorie de la caverne et évoquer la notion de participation : il s'agit d'une erreur méréologique, qui ne touche qu'une partie de la chose en comparaison du tout de son essence. 

On peut s'étonner de l'exemple donné : un peintre qui ferait une peinture d'artisan ; alors que les exemples ont porté jusque-là sur des objets de la technique, ici, ce sont les artisans eux-mêmes qui sont pris comme objets de peinture. Cela est d'autant plus étonnant que l'on a du mal à voir de quoi peut être faite l'idée d'un cordonnier ou d'un menuisier. Personne ne voit dans un cordonnier peint un homme capable de fabriquer des chaussures. 

Cette précision nous permet de remarquer que ce n'est pas l'image en tant que telle qui est condamnable, mais l'image en tant que simulacre, en tant qu'elle tient lieu de la chose. La suite de l'exposé est une condamnation de la polymathie (tout savoir sur tout) et de la polytechnie (être capable de tout faire) que revendiquent les sophistes : ce sont des hommes qui pensent être capables de parler de tout (on peut penser à Ion, l'inspiré, qui connaît tout d'Homère, mais qui n'a rien à dire sur quelque autre sujet que ce soit. ce rhapsode est comparé à un aimant parce qu'il laisse croire qu'il parle par inspiration, n'ayant pas de connaissance en propre, il dépend d'autre chose pour être prolixe -comme le magnétisme). Dépourvu de technique, il semble les posséder toutes quand il parle de l'art de conduire les chevaux, de la guerre, bien qu'il n'en sache rien. 

       3. Que l'imitateur est inutile

Qui est donc cet homme qui prétend savoir parler de tout ? Le poète. Celui-ci fait parler les dieux, les héros, les artisans... Nous pouvons maintenant revenir sur l'exemple du charpentier peint qui ne saurait pas charpenter. Socrate vise par cet exemple les leçons que l'on pourrait tirer de la lecture des grands poèmes et des tragédies des anciens. Un roi décrit dans la poésie n'aura aucune des connaissances propres à un roi. l'exemple est polémique, il s'agit de discréditer les vertus pédagogiques et didactiques de la poésie. Ce que nous voyons dans le théâtre, ce ne sont ni des vertus, ni des principes de gouvernement. L'enjeu est donc celui de la maîtrise de la pédagogie et de l'éducation des citoyens athéniens.

Homère n'a d'ailleurs éduqué personne. Son seul disciple, Créophyle (fils de la viande), n'a rien laissé. Le même reproche sera fait à Périclès. L'incapacité à enseigner, l'impossibilité de reproduire les transes d'ion sont des chefs d'accusation dans la bouche de Socrate : ils sont la marque d'une absence de technè. Quand un poète parle, en outre, il ne parle pas en propre, en son nom, mais quelque chose parle à travers lui. L'imitateur est éloigné de la vérité à trois degrés, il ne dispose d'aucune technè, ne peut rien enseigner par conséquent... On peut donc montrer pourquoi Platon tient en meilleure estime l'artisan. 

 

La conclusion du texte semble donc paradoxale : il y a un rapport étroit entre poiesis et poietes, entre celui qui produit et le poète. La proximité même de la langue grecque induit que l'on rapproche les deux termes mais, aux yeux de Platon, le poète porte mal son nom : il ne produit rien. Ici, la condamnation est moins politique qu'ontologique.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article